Dans le domaine de l'orfèvrerie française du XVIIIe siècle, la découverte de pièces exceptionnelles est devenue un événement particulièrement rare. En effet, le destruction presque totale, à l'époque révolutionnaire, de l'orfèvrerie royale et princière n'est hélas d'ordinaire que trop certaine ; peu d'espoir subsiste donc de voir réapparaître des objets d'aussi illustre provenance. Il existe toutefois de spectaculaires exceptions. Chaque sucrier se présente comme une statuette en ronde bosse, dissimulant habilement sa fonction, tout en la symbolisant avec le pittoresque le plus séduisant. En effet, les deux effigies d'esclaves américains, un homme et une femme, lourdement chargés de volumineuses bottes de cannes à sucre, ne sont en fait qu'une paire de sucriers à poudre d'un modèle bien inhabituel : la partie supérieure des deux bottes, amovible, révèle la fonction première des deux objets, par les nombreux orifices que constituent les creux de chaque canne. Malgré l'absence de poinçons, la provenance des deux sucriers peut être établie. En effet, l'inventaire après décès de Louis-Henri, duc de Bourbon, rédigé le 17 février 1740, signale dans les collections de ce prince « deux sucriers, deux figures de Maures chargés de cannes à sucre d'argent blanc, pesant douze marcs sept onces prisé comme vaisselle montée à raison de quarante sept livres douze sol deux deniers le marc ». Dans l'état actuel de nos connaissances, il serait hasardeux de dater avec précision les deux sucriers ; antérieurs à 1740, ils peuvent avoir été exécutés dès 1730. Ils sont en tout cas très révélateurs de la sensibilité rocaille et préfigurent plusieurs ouvrages fameux : d'une part les douze salières que François-Thomas Germain livra en 1760 à Joseph Ier de Portugal (Lisbonne, palais d'Ajuda et musée d'Art ancien), représentant de petits Américains portant des hottes sur leur dos, et d'autre part les sucriers d'or de Louis XV, livrés par Roëttiers en 1764, dont les bas-reliefs détaillaient « les travaux de la sucrerie par de petits nègres ».